Les éditeurs du Lys Bleu ont choisi l’été 2021 pour révéler au public le premier roman de Julia Brandon. Cette autrice, déjà remarquée pour ses nouvelles, profite du confinement pour se replonger dans son manuscrit et lui donner une nouvelle ampleur. Au cœur du récit, deux personnages : Félix, jeune garçon à la lisière du réel, fils de Séraphine et d’Hostie, et Gustave, professeur au regard triste. Autour d’eux, tout un petit monde : mère et grand-mère, Lucienne, qui chaque année installent leur étal de sucreries sur la place du marché à la Fabrique. Le père, quant à lui, a laissé son souvenir à l’atelier 4. L’histoire s’enracine dans une vallée fière de ses traditions, où l’agriculture et la confiserie règnent en maîtresses.
Au fil des pages, Julia Brandon propose un décor où le quotidien se teinte de mystère : forêts profondes, cours d’agriculture, et cet atelier où la mémoire du père flotte encore. On reconnaît des clins d’œil à des éléments familiers, subtilement intégrés dans le canevas de l’univers. L’autrice tisse un récit où l’imaginaire prend le dessus, sans jamais perdre le lecteur dans des méandres inaccessibles.
Au fil des scènes, le lecteur (ou la lectrice) se surprend à s’attacher à Félix. Ce garçon n’est pas tout à fait comme les autres. Il possède des dons, discrets, un peu étranges. Impossible de ne pas penser à Miss Peregrine et les Enfants particuliers de Ransom Riggs, paru en 2011. Cette étrangeté n’est pas sans conséquence : Félix, différent, se heurte à l’incompréhension de son entourage et devient vite une figure à part, touchante par sa solitude.
Julia Brandon a choisi un style direct, parfois brut, presque oral. Ce choix narratif séduira celles et ceux qui aiment se perdre dans une fiction où l’imagination fait la loi. Félix s’éveille à ses pouvoirs, tandis que Gustave, son instituteur usé par la vie, tente de survivre à la perte de sa fille. Pour la retrouver, il s’enfonce dans une dépendance inattendue : les bonbons, capables de le projeter dans le passé. Mais la jeune Nejma a-t-elle vraiment disparu, noyée ? Rien n’est simple dans cette vallée où chaque certitude se fissure.
Le roman joue habilement sur les apparences et les non-dits. Félix, souvent mis à l’écart, trouve en Gustave un allié inattendu. L’enseignant, lui-même en marge, l’aide à rencontrer d’autres élus, détenteurs de pouvoirs singuliers. Si la fantaisie a ses règles, ici, parler de magie à des proches reste strictement défendu. Quelques exemples frappants se détachent :
- Amarin Servius, le patron de la Fabrique de confiseries, capable de disparaître à volonté
- Le jeune Félix, qui peut figer l’eau ou même s’immiscer dans les pensées d’autrui
Ce don n’a rien d’un cadeau : il confronte Félix à des vérités dérangeantes, l’oblige à regarder en face ce que d’autres préfèrent taire. Adolescent, il porte déjà le poids de secrets qui compliquent son éveil au monde.
Le récit ne se contente pas d’accompagner l’itinéraire du héros. Gustave, le vieux professeur, lutte de son côté avec ses démons. Rongé par la peine, il irait jusqu’à tout sacrifier pour sauver Nejma. Dans l’ombre, le drame couve, prêt à éclater sans prévenir. Les épreuves qui frappent les personnages ne font pas de quartiers. Chacun se dévoile rapidement, respectant les figures imposées du genre, tout en s’autorisant quelques écarts bienvenus.
À mesure que les chapitres se succèdent, l’intrigue se tisse comme une boucle qui se réinvente sans cesse. Les personnages, écorchés, avancent sur une ligne de crête entre chute et rédemption. Certains trouveront un apaisement, d’autres devront affronter le poids de leurs actes. Julia Brandon s’amuse à disséminer des références mythologiques, preuve d’un travail fouillé : l’autrice façonne sa propre légende dans la vallée de Pallia.
Magie noire, secrets, et cette quête intime qui traverse toute l’histoire : « qui suis-je vraiment ? » Voilà ce qui hante les pages de Les Passagers. Le voyage dans le temps s’invite au fil des époques, porté par une alchimie omniprésente. Les figures ambivalentes n’hésitent pas à mener des expériences sur les enfants, parfois jusqu’à leur administrer des substances pour mieux les contrôler. Le lecteur se retrouve face à une œuvre qui déjoue les attentes, bien plus nuancée et troublante qu’elle n’en a l’air.
Dans ce livre, les relations s’imbriquent et se rompent, les certitudes volent en éclats. Ce que l’on croyait solide se dissout. Cette chose, était-elle seulement réelle ? Carpe Diem !
L’aventure, ample et ambitieuse, traverse plusieurs temporalités. Premier roman de Julia Brandon, Les Passagers pose les jalons d’un univers prometteur. On en ressort avec une envie : découvrir ce qui inspire véritablement l’autrice, et sonder un peu plus la vallée de Pallia. Pour en savoir plus sur l’auteure : https://julia-brandon.fr/

